La lettre d'Elisabeth Bing

Dans la lettre ci-dessous, Elisabeth Bing (1934-2017) évoque ce qui pour elle constitue l'enjeu et l'éthique des ateliers d'écriture tels qu'elle les inventa en 1969 pour des enfants en grande difficulté (expérience qu'elle relate dans son livre  "Et je nageais jusqu'à la page") puis plus tard pour adultes. Elle créera en 1980 l'association qui porte son nom transmettant sa démarche à d'autres animateurs qui poursuivirent son travail d'animation et de formation dans le même esprit d'échange, d'invention et de liberté. 

Ses mots, toujours d'actualité, restent pour les animateurs formés aux ateliers Elisabeth Bing une ressource vivante et vivifiante.

 

Lettre pour une éthique des ateliers d’écriture d’Elisabeth Bing

Si le fondement des ateliers d’écriture fut mon amour de la littérature et la contestation de la parole enseignée, c’est aujourd’hui de la défense de la littérature au sens le plus exigeant du terme qu’il s’agit. C’est aussi la mise en cause, par leurs effets sur l’écriture et sur nos vies, des paroles et des images « assignées » que véhicule notre temps.

 

L’attitude est éthique autant que politique, elle éveille à une lecture critique, elle est une force, une arme intellectuelle. Chacun peut, par ses propres moyens, parvenir à jouir librement de la beauté de la langue, fabriquer de la beauté et de la pensée. L’expérience initiale que j’ai menée jadis auprès d’enfants éjectés du système scolaire et culturellement démunis, fut radicale en ce sens qu’elle fut portée par le désir de les faire écrire comme s’ils devaient un jour devenir écrivains. Je n’ai pas dérogé à cette posture. Chacun peut, par la qualité du travail que l’écriture fomente en lui, se découvrir lui-même, changer son rapport avec sa propre langue. Dans le monde où nous vivons, l’acte d’écrire est un acte de résistance, une respiration.

 

Provoquer une réunion de personnes autour de la question de la création et de son apprentissage, approcher l’écriture comme la pratique d’un art furent donc les impulsions fondatrices. Artisan d’une aventure humaine et intellectuelle que je vivais fortement mais dont je ne saisissais pas l’importance, c’est à la faveur d’une demande de formation, et sollicitée pour une communication au Colloque de Cerisy en 1983 que j’ai découvert à mon grand étonnement, me mettant à l’écrire, que je n’avais plus en quelque sorte qu’un fil à tirer : une démarche existait, elle était théorisable.

 

La démarche a profondément évolué au fil du temps, tout en restant fidèle aux intuitions initiales. Car, même si nous disposons actuellement d’une richesse d’ouvertures et de techniques éprouvées, celles-ci ne peuvent prendre sens que dans une invention toujours renouvelée, et grâce aux liens nécessaires qui tissent en profondeur l’avancée du travail, loin des recettes, et qui seuls construisent un parcours qui sait ce qu’il veut et où il va.

 

Nos ateliers accueillent tous ceux que l’écriture concerne, ceux que l’écriture attire, mais auxquels elle fait défaut, aussi bien que ceux qui écrivent depuis longtemps et qui désirent sortir de la solitude, se confronter à d’autres écritures, à de nouvelles incitations, trouver des lecteurs plus distanciés qu’eux mêmes et qui sauront dans le texte réclamer leur place, celle précisément du lecteur. Ils mèneront ainsi plus loin leur propre recherche.

 

Le mouvement de l’écriture peut être stimulé, il n’en reste pas moins vrai qu’il relève du désir intime, et que toute infraction en ce domaine risque de troubler l’évolution de chacun. La notion de respect est fondamentale. Il ne s’agit ni de détruire, ni de mentir. Par delà le plaisir d’écrire et de découvrir des territoires que nous élargissons sans cesse, les commentaires sur les textes s’échangent dans une juste distance, chaleureuse mais exigeante. Ainsi les paroles deviennent-elles de plus en plus précises, ainsi permettent-elles de s’approcher d’une parole vraie qui d’aucune manière ne doit contraindre l’autre. Notre but est d’aider nos compagnons d’aventure à découvrir ou affirmer leur propre écriture, à mettre en œuvre ce qu’un lent travail d’intériorisation révélera ou confirmera de ce qu’ils ont vraiment envie d’écrire. On écrit avec ce que l’on est.

 

Toute critique destructrice, tout jugement de valeur à l’emporte-pièce sont écartés. Tout discours sur le texte est d’emblée ramené à l’écriture elle-même, à son avancée tâtonnante hors des chemins convenus du seul « bien écrire », et sans terrorisme théorique. Nous ne concédons rien aux modes : dans un récit par exemple, ce n’est pas seulement l’histoire qui nous importe, mais l’invention de sa structure, la manière dont elle est écrite, le plaisir de la langue, la recherche, l’invention de nouvelles formes. L’écriture n’est pas une science exacte sanglée dans des règles imparables, elle se doit au contraire de transgresser les mythes technicistes. Barthes lui-même ironisait en disant que nous sommes scientifiques par manque de subtilité !

 

Le risque de tout bavardage théoricien est de donner à penser que les choses peuvent se transmettre en dehors de la poésie singulière du groupe humain que constitue un atelier, car toutes les plus savantes techniques et ruses ne peuvent remplacer cette force vivante qui réside dans l’invention que permettent l’échange et la relation. Il ne faut pas oublier que cette force ne peut agir que dans l’écart, le silence, j’oserai même dire le secret… Car chaque atelier est un lieu singulier qui réunit un nombre déterminé de personnes dans des conditions singulières, animé et régulé par une personne singulière… Je suis toujours éblouie de voir ce qui passe de tendresse et d’exigence entre ces gens qui, pendant un, deux et parfois même trois ans, se lisent et s’écoutent. Et la parole tâtonnante qui se risque lors des séances de travail du texte, les questions et débats qu’il suscite, par le rebond même des idées d’une sensibilité à l’autre et d’une intelligence à l’autre, libère précisément l’intelligence...

 

C’est aussi le lieu possible de la parole vraie, et la souveraineté de cette parole dont on ne peut d’aucune manière rendre compte est essentielle. Les animateurs et moi-même sommes tous passionnés d’écriture et de littérature : auteurs, personnes issues du monde de l’art, linguistes, enseignants souvent largement lestés de diplômes universitaires, mais qui ont choisi la libre aventure des ateliers d’écriture, réunis par la conviction que l’écriture appartient à chacun. Ils ont été amenés au cours d’une formation de longue durée à préciser leur recherche. L’apport de la personnalité et de la culture de chacun, le partage des divers approfondissements et découvertes contribuent à la remise en cause permanente de la démarche, ils permettent au travail mené régulièrement au sein de l’Association de se renouveler tout en garantissant l’éthique que nous défendons.

Je tiens enfin à préciser que nous ne sommes pas une école d’écrivains : si un écrivain se découvre en vous, c’est vous qui le découvrirez. Nous ne voulons pas d’une écriture d’Ecole qui, par exemple, obéirait à une seule théorie du texte. Il ne s’agit pas non plus, et vous l’aurez compris, de groupes d’expression libre où se fourvoient parfois des demandes thérapeutiques masquées. Notre objectif est l’écriture et le travail qu’elle impose. S’il y a des effets positifs sur la personne, c’est à l’écriture et à son avancée que nous les devons. Et bien sûr nous fêtons les publications !

 

Nous travaillons pour que l’écriture reste ce qu’elle a toujours été : un espace d’invention et de subversion dont la liberté est la condition.